lundi 5 avril 2010

Les fonds de capital-risque se battent pour acquérir des sociétés israéliennes

A la pointe de la high-tech s'épanouit l'une des industries les plus innovantes du monde, autour de Tel-Aviv. L'armée n'y est pas pour rien.

Chemises fil-à-fil et costumes à fines rayures, Edouard Cukierman fait franchement exotique en Israël. Dans un pays dont la norme serait plutôt T-shirt et jean, il tape, lui, le style City, celle de Londres. Banquier d'affaires, Edouard " vend " Israël aux investisseurs d'Europe et d'Amérique et, à l'écouter, il n'y aurait pas de métier plus facile au monde - de la finance s'entend...

Les fonds de capital-risque se battent pour acquérir des sociétés israéliennes dont les succès dans le high-tech ont fait de Tel-Aviv une nouvelle Silicon Valley. " Rendez-vous compte, s'enthousiasme ce banquier heureux. Il y a davantage de sociétés israéliennes cotées au Nasdaq que de sociétés européennes. " Le Nasdaq, c'est la Bourse technologique de New York, Mecque et gotha du high-tech. Le fonds d'Edouard, Catalyst, a levé 3 milliards de dollars en dix ans pour des entreprises israéliennes. Et il y a de la réserve, " 3 000 start-up, dit-il, prêtes à être mises sur le marché ".

Il n'exagère pas. Il y a bel et bien un succès de l'économie israélienne, qui n'a pas même connu de récession en 2009, dont le taux de croissance devrait dépasser, cette année, les 4 % et dont la réussite tient aux produits de haute technologie, la moitié des exportations du pays. Cette singularité, le pays la doit à sa concentration d'ingénieurs, la plus forte au monde - 140 pour 10 000 habitants, deux fois plus que le Japon -, et aux 4,5 % de son PIB qu'il consacre à l'innovation, le plus puissant effort de recherche des pays développés, loin devant la Suède, le Japon et la Corée.

Fièvre nationale, le high-tech a sa capitale, le Technion, université technologique dont le superbe campus à l'américaine se déploie sur les hauteurs du mont Carmel, à Haïfa. Comme de règle aux Etats-Unis, chacun des bâtiments a été payé par de généreux donateurs, de la diaspora en l'occurrence, qui alimentent le Technion - déjà 1 milliard de dollars -, mais ce n'est pas, loin de là, le seul atout de cette université. Son modèle est si réputé que les ministres français viennent l'étudier. Non seulement le Technion forme 70 % des ingénieurs du pays, mais il est une usine à dépôts de brevets et une pépinière de start-up. Sa recette ? " Avoir autour d'une même table les chercheurs, les entrepreneurs, les investisseurs et les juristes ", explique Benjamin Sofer, son directeur des transferts technologiques. Certes, mais encore ?


Le Technion exhibe avec fierté son dernier bijou, développé avec la firme Rafaël : une batterie de missiles antimissiles, l'Arrow, plus rapide et plus efficace que les Patriot américains et capable d'intercepter les kassams tirés depuis Gaza. La recette du Technion, c'est aussi la nécessité, ce besoin de la défense israélienne de rester à la pointe de l'industrie d'armement et de la maîtriser.


On la retrouve chez IAI, Israel Aerospace Industries, 15 000 salariés, la plus grande des entreprises israéliennes. " C'est l'embargo français sur les armes décidé par le général de Gaulle en 1967 qui a conduit à bâtir une industrie aéronautique indépendante ", raconte David Harari, qui a dirigé le programme drones d'IAI. Souvent d'origine française, les ingénieurs israéliens ont d'abord copié les Mirage de Dassault et les radars de Thomson. Puis les élèves ont dépassé leurs maîtres, sont devenus de si redoutables concurrents sur le marché mondial qu'il a récemment fallu que Washington se fâche tout rouge pour que IAI renonce à livrer à la Chine un concurrent des Awacs, bourré d'électronique made in Israel.


" J'étais colonel dans l'armée de l'air et, pendant mes périodes de réserve, explique David Harari, je me retrouvais aux commandes des appareils que j'avais conçus. C'est un retour d'expérience qui n'existe nulle part ailleurs. " En un mot comme en cent, le conflit israélo-arabe avantage la recherche et donc l'industrie israélienne, y compris civile, puisque ce modèle a également profité aux appareils médicaux, aux clés de cryptage, à l'acoustique et à bien d'autres choses encore. A chaque fois, le scénario est le même : un petit groupe d'ingénieurs sortis de l'armée adapte une technologie militaire. " Ils ont la formation et la houtspah, le culot ", explique Daniel Rouach, professeur de management. Le sport national ici consiste à développer une idée le plus vite possible et à monter, pour cela, une start-up aussi vite vendue. La production se fera ailleurs, le plus souvent par des groupes étrangers et dans des pays à bas coût de main-d'oeuvre. Tant pis pour les emplois de production qui auraient pu occuper des salariés moins bien formés. C'est la " start-up nation ", comme l'a écrit Newsweek, reprenant le titre d'un livre écrit par un néoconservateur américain, béat d'admiration.


La bulle de prospérité efface même dans l'esprit de certains l'environnement hostile. " Nos clients, ce sont la Chine, l'Inde et l'Europe, explique Edouard Cukierman. Même si nous avions de bons rapports avec nos voisins, ce ne sont pas eux qui achèteraient notre technologie puisqu'ils n'en ont pas les moyens. " Président de Veolia Israël, Henri Starkman dit la même chose : " Le marché israélien, c'est 1,5 fois le marché arabe ", mais conclut, à l'inverse, que la persistance du conflit israélo-arabe est potentiellement menaçante, car " depuis la guerre de Gaza, explique-t-il, je ne serais pas étonné que l'Europe décrète, un jour, un embargo contre Israël ".

La bulle du high-tech a pourtant ses effets pervers. Elle divise Israël entre un " centre " et une " périphérie ", entre l'axe Tel-Aviv-Haïfa, d'une part, et la Galilée, le Néguev et Jérusalem, de l'autre, qui demeurent largement à l'écart de cette prospérité. Elle ne cesse, surtout, d'approfondir un éclatement de la société israélienne, car ce service militaire qu'il faut avoir fait pour s'inscrire dans la matrice du Technion " exclut de fait, explique Jérémie Berrebi, les religieux et les Arabes israéliens, qui sont exemptés de l'appel sous les drapeaux ". Berrebi est tout le contraire d'Edouard Cukierman. Il arbore la tenue stricte des juifs religieux, vit avec ses huit enfants dans un faubourg très pauvre de Tel-Aviv et donne de 10 à 20 % de ses revenus pour permettre à d'autres de se consacrer à l'étude de la Torah. Loin des systèmes antimissiles, il a trouvé sa niche dans les applications pour Internet, mais son entreprise, Zlio, sept personnes seulement, n'en est pas moins présente à Tel-Aviv, Paris et San Francisco. Lui-même est actionnaire de... 17 start-up, dont 12 en France. " Israël est un tout petit marché, dit-il. Nous avons de mauvaises relations avec de nombreux pays et tout cela fait qu'il nous est bien plus facile de vendre de la matière grise que de la marchandise.

" A Nazareth, une " couveuse d'entreprise ", Tnet, a fait le même pari avec des Arabes israéliens, tandis qu'à Ramallah, dans les Territoires occupés, une société palestinienne, baptisée Ghost (" Fantôme "), propose les services des ingénieurs informaticiens " les moins chers du monde ". L'argument a convaincu Cisco, un géant américain de l'informatique. Il y a ainsi plusieurs économies israéliennes, reflets des fractures ethniques, religieuses, politiques et sociales, et cela inquiète même les milieux d'affaires. " Notre économie est totalement ouverte et même nous, le patronat, ne pensons pas que des écarts sociaux aussi élevés soient une bonne chose ", affirme Dan Catarivas, de l'Association des employeurs israéliens.

Depuis les années 90, le Likoud, droite nationaliste mais aussi ultralibérale, a liquidé l'Etat comme moteur de l'économie. Le mouvement se poursuit. " On privatise tout, les routes, les hôpitaux, les transports, l'éducation. Il a fallu que la Cour suprême s'en mêle pour qu'on renonce à privatiser les prisons, dit l'économiste Jacques Bendelac, et les pauvres votent pour ceux qui les entretiennent dans la pauvreté. " Les laissés-pour-compte votent à droite parce qu'ils sont les plus nationalistes et que personne, pas même la gauche, ne conteste l'option libérale.

Le problème est que l'anéantissement de l'Etat pourrait tuer la poule aux oeufs d'or. " La bulle du high-tech a bénéficié de l'arrivée des Russes, 1,2 million de personnes souvent très bien éduquées, d'ingénieurs et de techniciens à foison, dit un ancien syndicaliste, Ofer Bronchtein, mais le système d'éducation du pays est incapable de les remplacer parce que les différents gouvernements l'ont paupérisé. Et, aujourd.hui, l'immigration juive devient inexistante. " Chef de l'Etat, Shimon Peres dit souvent que la richesse d'Israël, c'est son capital humain. C'est vrai, mais qu'il vienne à manquer et la bulle de prospérité s'évanouirait bientôt dans les sables du Néguev.



Chiffres clés:

Le salaire des cadres des 25 entreprises cotées en Bourse à Tel-Aviv a augmenté de 7 % en 2008 et représente 95 fois le salaire moyen. La proportion des ménages de classe moyenne - entre 75 et 125 % du revenu moyen - a chuté de 27,1 %. Les revenus de la population arabe israélienne ont baissé de 4 %.


La triste " privatisation " des kibboutz

A la frontière de Gaza, le kibboutz Zikim, fondé par des militants d'extrême gauche dans les années 50, témoigne d'un Israël aujourd'hui disparu. Son directeur, Marki Levy, directeur général du Mouvement des kibboutzim laïcs, y sert toujours la soupe au réfectoir commun lorsque vient son tour, mais l'usine de matelas a été vendue. L'usine de pièces automobiles ne va pas trop bien. Le grand projet en discussion est de transformer Zikim en zone résidentielle pour les cadres d'Ashkelon, la ville la plus proche, qui apprécient le mode de vie collectif et sont prêts à payer pour y accéder. Les premiers lotissements sont déjà construits, d'autres viendront. La " privatisation ", c'est-à-dire l'apparition de salaires différenciés, n'a pas encore été décidée, mais cela ne durera plus longtemps. On y va, comme dans la plupart des 265 kibboutzim encore en activité. Marki y est presque résigné : " Qu'y faire ? Israël était le plus socialiste des pays du monde libre, mais il est devenu le moins solidaire du monde occidental. "

http://www.marianne2.fr/Le-bonheur-est-dans-la-start-up_a184945.html

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